
L'appel de la mer Noire
Il pleut. Fibie refuse d’aller dans la charrette :
- « C’est pour les petits ! » affirme-t-elle. Nayla, elle, n’a pas le choix.
À moins de 10 °C, la pluie est glaciale. Nous avançons la tête vissée dans le guidon. Nous essayons parfois de rire, de garder le moral des filles, mais souvent nous tentons juste de ne pas entrer dans la lutte, de simplement traverser. Il nous reste 40 kilomètres afin de rejoindre la ville de Roussé, pour entrer en Bulgarie. 40 km sous une pluie battante c’est long. Nous arrivons ainsi détrempés dans cette ville au plus grand port de Bulgarie.
Cette fois, la météo annonce de l’arrivée de l’hiver. Nous devons traverser les montagnes bulgares pour rejoindre la mer noire. Intempéries, fortes rafales et des températures qui chutent. Les prévisions nous font redouter le pire. Pourtant, la mer noire nous appelle.
Le brouillard a tout mouillé, le terrain est détrempé. Nous poursuivons au cœur des montagnes, des petits villages, des routes qui continuent de grimper. Chaque jour, les dénivellations s’accumulent. Les villages sont accueillants, mais ils ont parfois l’air ternes parce que les façades n’ont pas été peintes. Elles sont grises, le toit, couleur tuile. Les Bulgares sont sympathiques, ils nous font signe, ils nous sourient, parfois ils nous offrent un peu de nourritures ou des fruits. Nous rejoignons des forêts splendides, traversons des vallées, grimpons au sommet des cols, parfois découvrons de vastes espaces et praires où les chevaux broutent et les bergers font paître leurs troupeaux de vaches ou de moutons. Nos journées sont décuplées, par le froid, par l’intensité de ces conditions. Il pleut, le brouillard est dense par moment, le vent de face nous accable et quelques rayons de soleil nous permettent juste de déshumidifier notre matériel.
La traversée des montagnes
Les journées sont de plus en plus courtes. Et juste après 5 heures, les dernières lueurs s’estompent. C’est la course avec le soleil pour monter le camp et se laver. Le tout, sous les hurlements des chacals. Chaque geste est calculé, chaque geste est rapide afin de perdre le moins d’énergie possible. Nous faisons alors à manger sous une bâche, pour éviter de tout mouillé à cause de l’humidité qui tombe en soirée.
Pourtant, nous avons plaisir à traverser ces montagnes, à entrer en connexion avec cette terre, encore inconnue pour nous. Des vallées mystérieuses se dévoilent à nous. Des forêts de chênes enflammées nous offrent un refuge. De vastes prairies respirent la liberté. Les grands champs labourés dans la brume nous rappellent que l’hiver arrive.
Après 2 500 m de dénivellation positive en cinq jours, nous y voilà. Nous sommes face à cette gigantesque étendue bleue ! Nous venons de rejoindre la mer Noire. Je suis émue une fois encore d’avoir rejoint ce lieu propulsé uniquement par la force de nos corps. Rejoindre un lieu à vélo, c’est bien plus qu’arriver dans un nouvel endroit. C’est sentir tout le chemin dans la destination, c’est se réapproprier chaque courbe de la terre. C’est d’être conscient de chaque changement de temps. C’est éprouver chaque transition, ressentir chaque peuple.
Arrivée à la mer Noire
La mer noire nous appelle. Nous avons besoin de nous y relier. Nous sentons cette invitation à se tourner vers l’exploration de nos terres intérieures. La nature nous y invite aussi. Un moment de retour à soi, un moment pour soi. Nous décidons alors de rester dans le village de Byala et de nous baigner tous les jours dans la mer noire !
Nous nous sentons reliés aux saisons et acceptons ce temps d’intériorisation. Nous nous offrons l’espace pour toucher ce qu’il y a de plus profond en nous. Surtout, notre regard est tourné vers la mer. L’odeur saline du vent. La vue sur ces eaux tourmentées, le déferlement des vagues de plus en plus grosses depuis quelques jours. La mer est bruyante.
Nous entrons chaque jour dans la mer. La température de l’eau descend sensiblement chaque semaine. Nos pieds brûlent sur le sable glacial avant même qu’ils n’entrent en contact avec l’eau. Il nous faut du courage pour tremper nos corps. Et la tempête n’aide en rien, elle nous rappelle la puissance des vagues, leurs énormes forces. Nous devons courir au moment opportun pour nous baigner et ressortir avant que la prochaine grosse vague ne nous engouffre. Fibie n’a même pas besoin d’aller dans l’eau, elle reste sur la plage en petite boule, à l’attente de la prochaine vague qui en déferlant, va la submerger jusqu’au cou. Chaque jour, c’est notre rituel. Nayla et Fibie sont entrées dans le jeu. Malgré le froid, malgré les vagues, elles se mouillent tous les jours. Elles prennent leur courage à deux mains et y vont.